Dans l’effroi du bruit des bottes, l’invasion de l’Ukraine par les forces russes a interrompu le quotidien de populations entières et touche aussi les biens culturels et patrimoniaux ukrainiens. Les bibliothèques, d’ici et d’ailleurs, doivent donc se mobiliser et s’organiser face à ces évènements.

L’hostilité de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine, accentuée ces dernières années, a fini par se concrétiser malheureusement en un conflit armé que peu souhaitent et dont beaucoup ont déjà souffert. Alors que plus d’un demi-million d’Ukrainiens ont déjà fuit leur pays selon les estimations de l’ONU, ce conflit a déjà un impact majeur sur le monde que ce soit sur les plans diplomatiques, économiques ou sociaux. Il ne faut pas négliger, lorsque nous parlons d’éléments qui se portent sur des échelles si grandes, le coup porté au monde de la culture ukrainienne qui est aujourd’hui largement touché par la guerre. Contrairement aux affirmations du Kremlin qui évoquait début mars une « opération spéciale » pour traiter de l’invasion de l’Ukraine par ses forces armées, ce sont bel et bien les populations, les infrastructures, le patrimoine matériel et immatériel de ce pays qui en subissent les retombées, au-delà du sens des mots. De la même manière, cette guerre est aussi un conflit informationnelle dans lequel les bibliothèques ont leur rôle à jouer.

Pour de nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes, la vie a changé en l’espace de quelques heures au début du mois de mars 2022. Certain.e.s se sont engagé.e.s, d’autres ont fuit, beaucoup sont déjà morts. L’écrivaine Iryna Tsvila a été tuée début mars en défendant Kyiv contre les troupes russes. Engagée précédemment dans le Donbass face aux troupes séparatistes, elle venait de publier un ouvrage sur la vie des combattants de ce conflit de position qui durait depuis tant d’année. Début avril 2022, l’écrivain russe Evgeniy Bal a été retrouvé mort dans son domicile de Marioupol après avoir été torturé. La guerre touche également les structures et les biens patrimoniaux de l’Ukraine. Début mars, un incendie a ravagé le musée d’histoire locale de la ville d’Ivankiv, située au nord-ouest de Kyiv. L’incendie a probablement détruit plus d’une vingtaine d’œuvres de Maria Prymachenko, artiste ukrainienne ayant influencé Picasso. D’après le Comité National des États-Unis du Conseil International des Musées, cette destruction de biens culturels par les forces russes est volontaire, s’attaquant à l’histoire du peuple ukrainien, s’attardant à la dépossession du patrimoine propre à ce dernier, ce qui constitue une atteinte au passé et à l’identité de ces populations. Les musées nous exposent au patrimoine naturel et culturel de l’humanité, et dans ce sens, « la perte de la culture et de son histoire est irréparable ». En détruisant le patrimoine culturel ukrainien et en éliminant, volontairement ou non, les tenanciers de la culture ukrainienne, la Russie dessert sa propre espèce dans un conflit fratricide.

Au-delà de ces conséquences bien perceptibles, un enjeu majeur de ce conflit est la désinformation majeure générée par les stratégies de communication des deux camps, qui circulent rapidement sur Internet et ont aussi une influence sur les populations, affectant directement notre perception du conflit. La suppression des chaînes RT et Sputnik en témoigne : accusées d’être des outils de propagande à la solde du Kremlin, la manière de gérer la situation de Bruxelles est révélatrice de l’importance de l’enjeu. En effet, l’Union Européenne a appliqué aux dites chaines des sanctions économiques plutôt qu’une suppression ferme pour ne pas éveiller de soupçons de censure à l’heure où la liberté d’expression est au centre de mains débats.

C’est dans ce contexte que les bibliothèques ont leur rôle à jouer. Tout d’abord, les bibliothécaires du monde entier ont affirmé leur soutien aux populations ukrainiennes et à leurs collègues pris au piège dans ce conflit. L’IFLA (Fédération internationale d’associations bibliothécaires) a publié dès le 1er mars un communiqué condamnant l’invasion russe et les violences causées, apportant leur soutien aux collègues bibliothécaires ukrainiens et appelant à la mobilisation pour aider à une diffusion saine et vérifiée de l’information. Le Conseil International des Archives affirme également sa solidarité avec les professionnels des archives ukrainiennes, appelant le gouvernement russe à ne pas mettre en danger le patrimoine documentaire et culturel et les personnels ayant choisi de rester dans le pays, conformément à la Convention de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé. Du côté de l’hexagone, l’ABF, relayant un message de la Fédération Européenne des Associations de Bibliothécaires, a édité un communiqué le 18 mars assurant également sa solidarité vis-à-vis de l’Ukraine, souhaitant la défense de la démocratie et de la liberté d’expression : « Aujourd’hui, nous pouvons soutenir avec nos outils et à notre échelle la liberté et la paix, en diffusant une information vérifiée. » La compréhension de la situation, des enjeux et des positions respectives et défendre l’accès à l’information de manière démocratique sont des éléments nécessaires portés par l’ABF au travers de la commission Livr’exil, qui se propose comme interface d’accueil aux collègues ukrainiens s’installant en France, mobilisant des ressources adéquates. À Bordeaux, les présidents d’université ont également apporté leur soutien au travers de communiqués. Dean Lewis, président de l’Université de Bordeaux, a assuré sa solidarité et celle de l’université au peuple ukrainien et plus spécifiquement aux étudiants, universitaires et chercheurs dont la vie, les activités et les carrières ont été grandement altérées, proposant des dispositifs d’accueil et d’aide matérielle aux réfugiés.

L’action des bibliothèques vis-à-vis de ce conflit est nécessaire, comme l’évoquait en mars Anne-Marie Vaillant, vice-présidente de l’ABF, dans les colonnes de LivresHebdo. Selon elle, c’est en mettant l’accent sur la formation des personnels quant à l’aide qu’ils peuvent apporter, en accueillant les réfugiés et en favorisant l’éducation aux médias dans notre offre bibliothécaire que nous pourrons jouer notre rôle. Aider les populations ukrainiennes est une priorité : pour cela, la New York Public Library proposait des listes d’associations et d’organisation gouvernementales et non gouvernementales ukrainiennes ou internationales comme l’Unicef auxquelles les personnes peuvent donner pour aider les populations ukrainiennes ou plus spécifiquement le monde de la culture ukrainienne. Plusieurs acteurs du monde du livre ont également investi des ressources pour faire circuler une information saine et vérifiée. Par exemple, un collectif d’éditeurs s’est réuni autour de la publication d’un ouvrage collectif en soutien au peuple ukrainien, accessible librement en ligne, intitulé Liberté et démocratie pour les peuples d’Ukraine !. Ce front éditorial adresse un message de paix aux soldats russes, leur demandant de refuser le combat. Les bibliothèques à travers le monde ont proposé des sélections de ressources documentaires pour informer sur le conflit ou sur le contexte entourant les relations entre la Russie et l’Ukraine. En France, la BNF mais surtout la BPI ont proposé des bibliographies accessibles en ligne de documents traitant de la nation ukrainienne, de l’art, de la culture, de la société et de l’histoire de ce pays. À Bordeaux le SCD de l’Université Bordeaux Montaigne, en relayant le message de son président Lionel Larré, a souhaité aider à penser l’actualité d’une manière similaire : « Face à un déluge d’informations de nature et d’intention variées, en lien avec un événement en cours qui vient juste de se produire, il est souvent difficile de prendre la mesure de l’Histoire, d’exercer sa liberté critique et de penser l’instant. » Dans le prolongement de ce type d’actions a également été mise en place, du côté ukrainien, une initiative visant à réunir les archives de la guerre dans une Bibliothèque Nationale Numérique. Visant la collecte de photographies, d’enregistrements audiovisuels, de messages électroniques ou imprimés, il est déjà vital de commencer à sauvegarder la mémoire du conflit, le patrimoine et l’expérience des Ukrainiens dans ce conflit.

Aider à préserver et à reconstruire les vies, les parcours, les souvenirs, à comprendre les enjeux de ce conflit, sont donc pour les acteurs du monde du patrimoine un combat à entreprendre dans un moment où tant est à perdre mais où il y autant à sauver.

M.Q., AS BIB 2021/2022

Sources :

Source de l’image de la Bibliothèque Nationale Vernadsky de Kyiv : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Библиотекаим.Вернадского.JPG